La tortue et les deux hérons
Sur les bords d'un lac tranquille, trois amis vivaient en paix. Deux
hérons cendrés nommés Tching et Tchang, et une dame tortue d'un âge
avancé, Pi-Houan.
Or un été, ils connurent une sécheresse terrible. Une période de famine s'annonçait. Un soir, les trois amis tinrent conseil :
"Nous devons partir vers le nord, déclara Tching, il faut nous envoler loin d'ici dès demain !
- Allons voir des cieux nouveaux", dit Tchang
Mais une voix coupante l'interrompit brutalement :
"Et moi ! ! s'exclamait Pi-Houan, indignée. Comment vais-je partir ?"
Les deux hérons se regardèrent, contrits. C'est vrai, se dirent-ils,
nous ne pouvons laisser ici notre vieille amie, qui serait vouée à une
mort certaine. Mais comment l'emmener ?
"Il faut trouver une solution", dit Tching.
Ils tinrent conciliabule.
- Chère vieille amie, je suis d'accord avec vous, mais comment vous transporter ? Il s'agit d'un long voyage ! soupira Tching.
- Et vous êtes lourde, dame Pi-Houan, plaisanta Tchang. Je me souviens,
l'été dernier, quand vous vous êtes posée sur mon pied ! Aïe...
- J'ai peut-être une solution, dit Tching, nous pourrions couper un
solide bâton, nous le tiendrions, Tchang et moi, chacun par un bout,
Pi-Houan le mordrait en son milieu...
- Bravo, fit Tchang. C'est une idée remarquable, et dame Pi-Houan ne nous rompra pas la tête avec son bavardage !"
"Dame Pi-Houan, insista Tching, surtout n'ouvrez pas la bouche, nous
volerons à haute altitude, et malgré votre carapace, si vous tombiez,
vous vous briseriez les reins !"
La tortue acquiesça d'un hochement de tête.
Une heure plus tard, les trois amis s'envolaient. Au milieu de
l'après-midi, des paysans qui travaillaient dans les champs aperçurent
leur étrange équipage : "Voyez cette tortue, comme elle est
intelligente ! s'exclamèrent-ils. Elle se fait transporter par deux
hérons !"
Pi-Houan se garda bien de répondre, mais, tout en mordant le bâton avec énergie, elle savourait les compliments.
Les deux hérons poursuivaient leur vol régulier, mais la fatigue
commençait d'engourdir leurs ailes. Ils avaient hâte de trouver une
rivière, un lac paisible, près duquel se poser.
Comme ils passaient au-dessus d'une prairie, des petits bergers les
montrèrent du doigt. Dame Pi-Houan, qui ne se lassait pas des
compliments, tendit l'oreille :
"Regardez ces deux hérons, disait un jeune garçon, ils emmènent cette
balourde de tortue, sans doute pour agrémenter leur repas du soir,
comme ils sont intelligents !
- Stupides bergers, vous n'y comprenez rien !" voulut s'écrier
Pi-Houan. Mais à peine avait-elle ouvert la bouche qu'elle lâchait le
bâton, et s'écrasait sur le sol, la carapace éclatée.
Le sage, dit le maître du Zen, accueille d'un coeur égal la flatterie
ou le mépris. Nul ne peut nous agresser moralement sans notre
consentement, c'est nous qui ouvrons les écluses au chagrin. Aucune
injure ne pouvait faire lâcher prise à la tortue. L'insulte, le mépris,
l'anathème représentent l'opinion de celui qui les profère, c'est son
problème, pas le nôtre. Il se peut au demeurant que le blâme soit
justifié, nous l'acceptons comme tel. Qui est parfait ? Il se peut
aussi qu'il soit erroné, partial, injuste, nous le laissons dans la
bouche de celui qui l'a prononcé. Notre paix, notre destin sont entre
nos mains. "Entre nos dents", bougonne le fantôme de la tortue.
Conte d'origine chinoise
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